LES BOUCLES ETRANGES
Portail 46
Élaboration des climats, science du discours étiré, primauté du sensoriel sur le frontal, traitement des éléments périphériques et des lignes mélodiques sur un même plan : telle est la vision des Boucles Étranges, forgée depuis le début des 90’s, dans les eaux agitées de la free électronique. Dans une autre vie, le duo avait tâté de la pop et du rock, avec dans la bouche l’arrière-goût d’un manque. Cette vacuité fut comblée à la découverte des possibilités d’une électronique capable de poser les questions autrement. En 16 ans d’activité, le duo a
fignolé son caractère identitaire,une discographie dont fournie témoigne, volontairement et majoritairement constituée de maxi (sur les labels : Network23, Isotope, Xpdigiflex, U238, Fantom, Subradar,HoKuspokus ,Audiolab ,BarbaraGood ,Electro Lab Factory , War …)
Jusqu’à présent, le duo n’avait accepté de graver qu’un cd en 2002 (« Paysage spatial Imaginaire »). La sortie de « Portail 46 » signifie donc beaucoup : un événement dans le parcours des Boucles et une contribution de poids pour les mélomanes de l’underground.
Premiers Français à avoir enregistré avec les Spiral Tribe, enquillant plusieurs maxi sur le label des Anglais Network 23, les BÉ se sont vite fait un nom. Que le duo ait trouvé son terrain d’incubation artistique dans l’autonomie du mouvement free n’est pas un hasard. Cet environnement qui, au plus fort de son utopie, synthétisait la culture squatt, le concept des Z.A.T. (zone d’autonomie temporaire) formulée par l’anarchiste Hakim Bey, le Do It Yourself du punk des origines et l’énergie du mouvement traveller de Stonehenge, constituait pour Fleur et Chris un manifeste, et une aubaine. Ils y ont trouvé un lieu ouvert et en mouvement perpétuel, comme leur idéal musical… Car comprendre leurs compositions, c’est avant tout acquiescer devant leur aversion pour le monde organisé, le minutage du temps de parole, le millimétrage de l’espace vital. C’est aussi la revendication du lâché prise. « Par définition, nos morceaux n’ont jamais de fin. C’est de l’exploration à 110 000%. Tout peut toujours être laissé de côté, ou repris. » Sur le dancefloor et s’ils s’emballent, on peut en prendre pour des heures, quelque soit son grade.
En free party, puis en club ou festival payant, on attend leurs improvisations lives, leur approche musicale foutrement psychédélique, et ce mélange si particulier entre ralliement tribal et obédience hardcore. Comprenez hardcore dans le sens littéral du terme, tout comme psychédélique, car il s’agit bien pour eux de « manifester la psyché » en jouant des sons qui galvanisent les sens. Leurs boucles appellent la transe, avec tout ce qu’elle a d’insolite et d’hypnotique. Ainsi, cet univers propulse dans une nouvelle mystique, révèle au danseur sa faculté d’occulter le verbe et l’intellect, et permet au duo d’exercer son libre-arbitre en composant. « Notre philosophie ne peut pas se résumer. Mais on peut dire qu’on ne regarde jamais dans le rétroviseur. Ta vie, c’est le résultat de ce que tu as au présent. C’est ce qui la définit. Tout ce que l’on possède est à portée de camion, on sait se contenter de ce que l’on a ». Entre « l’avoir » et « l’être », les Boucles Étranges ont tranché sans états d’âme. Depuis, ils donnent tout au mode de vie alternatif. Quand il va à certains comme une tare, il est le moteur sine qua non de leur fonctionnement créatif. Le rejet des contraintes dans l’improvisation live : « on n’écoute jamais nos disques. On met toujours tout dans un moment, celui du live. L’instantané, c’est l’empreinte éternelle et éphémère d’un seul instant de vie, c’est célébrer la préciosité du moment traversé, sans sophistication. ».
En live, les BÉ s’épanouissent sous l’impulsion de leurs instincts. Leur énergie est fusionnelle. Elle est portée par le public : un interlocuteur actif, vital. « Portail 46 » les a en partie extirpé de leurs reflex. L’album a été conçu en deux temps. Six morceaux (Rigolleto Egality, Fantomxx, Who Killez ET, Melo Dead, Bengalores, Spacebeans) sont le fruit de ces cinq dernières années. Période confuse, poignardée de doutes, où le duo s’est gravement remis en question. Il a fallu tout remettre à plat : ses envies, ses buts, le pourquoi de tout cela. Et aussi changer de matériel. Par bonheur, on retrouve dans « Portail… » toute leur éloquence : cette mise en abîme entre l’esprit primaire de la fête, l’imaginaire du mental et le pouvoir d’évasion. Le reste de l’album a été enregistré chez des amis, au studio « L’Estrade » en Ariège, où le duo a entamé une semaine de travail avec MC Tabloid : « on a découvert un vrai créatif. Il n’est pas simplement MC, il est aussi chanteur et musicien. Il semblait beaucoup s’amuser, il délirait au piano et au chant … pas eu assez de temps avec On n’a lui. Ses capacités sont énormes ». Les titres élaborés ont ensuite été retravaillé 6 mois en t aime home studio : « c’était un enfer car Tabloid a beaucoup improvise e étirer les morceaux comme nous. Nos avions des heures de musique dans lesquelles il a fallu choisir les meilleurs moments ». En sont ressortis six morceaux d’anthologie (Time Space, Solar Propaganda, Destiny, Accap, Kanel, Secret) où Tabloïd en roue libre, oscille entre le crooner freak, le soul brother affirmé et le prédicateur allumé. Sur des esquisses mélodiques progressives, destructurées ou pas, breakées ou pas, il passe au gré de son délire par une dizaine de couleurs vocales différentes. Entre lui et les Français, on est plus loin de la collaboration que de la
rencontre. On peut même parler de coup de foudre.
En contraignant ce en quoi ils croient le plus (l’instantané), en acceptant de circoncire le temps des morceaux (le plus long ne fait que 7,02 minutes), les BÉ ont touché la performance. Conservant les repères du passé mais exprimant d’autres envies, l’album annonce moins une énumération de nouveauté(s) qu’une prise de position quant à l’avenir. « Portail 46 » claironne des artistes en mutation, qui sans rejeter les bases acquises, veulent tenter d’autres aventures : « notre futur, c’est travailler avec d’autres musiciens ». Écouter Solar Propaganda qui
digère magistralement le gimmick d’intro de I Heard It Through The Grapevine de Marvin Gaye laisse entrevoir leurs très louables possibilités.
Quand beaucoup ont rendu les clés du camion, eux continuent de sillonner les routes : « la free, tu crois que c’est mort, alors tu t’en vas. Et puis ailleurs, alors que tu ne t’y attends plus, ça repart comme en 40. Les gens ont 20 ans. Ils installent des kilos de sons, jouent, dansent… Ce mouvement semble savoir se décliner à l’inf comme leur musique.n ini », un activisme de fond et un myspace foutraque. Une discographie floue et des dates tombant comme des fruits mûrs : les Boucles Étranges restent irréductibles sur leur terrain.
La grande classe, quand on sait mesurer le combat qu’il faut livrer au quotidien pour mener pareille barque à bon port. C’est ce qu’ils font avec cet album, et avec une fraîcheur que l’on pouvait, en toute logique, ne plus leur prêter. Car on le sait, la route use outre mesure. Mais chez eux, ça ne se voit qu’à la semelle de leurs chaussures : c’est qu’ils ont les idées endurantes.
Texte par Anne & julien.
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